Vous avez peut-être lu l’article que ma collègue rééducatrice Laurence Pierson a écrit récemment intitulé : L’écriture au tableau un geste professionnel à soigner.
Elle y explique en particulier les difficultés rencontrées par les jeunes enseignants qui doivent écrire au tableau de beaux modèles pour leurs élèves.
Pour ma part, je souhaite vous présenter ici quelques réflexions sur l’impact que peut avoir l'écriture de l’enseignant dans les cahiers de leurs élèves.
J’ai eu le plaisir d’avoir ce matin en main le cahier de la petite soeur d’un de mes élèves en rééducation. Ce cahier a été commencé en fin de grande section de maternelle, puis a continué en CP.
On peut, avec un peu d’observation, y découvrir comment les variations du modèle enseignant modifient l’écriture de l’enfant.
Voici une des premières pages :
Je tiens tout d’abord à saluer le travail de l’enseignant. Nous sommes donc en juin de l’année de grande section de maternelle, dans une classe bilingue français-allemand. Il est clair que les enfants ont été sérieusement préparés à l’écriture cursive, comme le montre le travail de l’élève qui arrive a écrire en cursif dans les lignes.
Le cahier choisi présente un lignage Seyès dit “grands carreaux” agrandi, dont l’interligne fait 3mm. C’est un excellent choix parfaitement adapté pour la grande section ou le CP, même pour les élèves de CE1 qui en ont encore besoin.
Le lignage est également bicolore, la ligne de base est bleu foncé, alors que les interlignes sont en bleu turquoise. Le contraste des couleurs permet une perception optimale du lignage par les enfants.
L’enseignant s’est donné beaucoup de mal à tracer les modèles à la main, avec une graphie irréprochable. La lettre “e” est réalisée simplement, en petite boucle, le a est présenté sans trait d’attaque inutile. Par ailleurs, devant les lettres rondes l’enseignant a bien levé le crayon. La lettre “o” ne comporte pas d’oeilleton . Les dimensions du modèle respectent aussi parfaitement le lignage. Enfin, les majuscules utilisées (indispensables pour les noms en allemand) sont celles que les enfants connaissent depuis la moyenne section, et non les majuscules cursives tarabiscotées qui ne seront enseignées qu’en CE1 ou à partir du milieu du CP.
À la page suivante malheureusement, on peut repérer quelques défauts dans le modèle donné à reproduire aux enfants. Je vous laisse en premier lieu observer la page d’écriture… Voyez-vous ce qui cloche et les conséquences pour l’élève ?
Le premier défaut apparait au niveau du modèle de lettre “v”. En effet, il existe un oeilleton dans cette lettre, que l’enfant reproduit. L’élève se débrouille plutôt bien, alors que l’enchaînement des lettres “v” et “e” est particulièrement compliqué.
Tout d’abord, la lettre “v” se termine en haut du premier interligne, alors que la lettre “e” commence normalement sur la ligne de base, donc en bas de ce même interligne. Il faut donc modifier la forme du “e” qui doit commencer plus haut que normalement. Si en plus le “v” possède un oeilleton (c’est le nom de la petite bouclette), il faut veiller à bien différencier l’oeilleton (qui doit rester petit) du “e” (qui est un peu plus grand, mais pas trop pour ne pas dépasser de l’interligne).
En gros plan, voici ce que cela donne :
Il aurait été plus logique (et plus simple pour l’enfant) de ne pas mettre d’oeilleton au v. Ainsi, plus de risque de confondre oeilleton du “v” et lettre “e”.
D’ailleurs, c’est ce second modèle que propose l’enseignant à la ligne suivante, dans le mot: “vendredi” qui ne comporte pas d’oeilleton. Cela me fait dire que l’oeilleton observé dans le modèle “ve” est un défaut non voulu par l’enseignant, très probablement dû à la fatigue (Nous sommes le 21 juin, l’année touche à sa fin, la période des livrets de compétences à remplir bat son plein, mais l’enseignant fait toujours tous ses modèles à la main…).
C’est là que l’on peut véritablement commencer à prendre conscience de l’importance du modèle enseignant. Alors que l’élève a fait une ligne complète de “ve” avec oeilletons dans la lettre “v” à la ligne précédente, elle reproduit pourtant fidèlement le nouveau modèle de l’enseignant, sans oeilleton cette fois. C’est particulièrement visible au début des mots “vendredi”. Autre détail à noter, il n’y a pas d’oeilleton dans le “r”, l’enfant n’en fait donc pas non plus.
Par ailleurs, il existe un autre tout petit défaut dans le “vendredi” de l’enseignant. Avez-vous remarqué le second “e” dans le modèle en rouge ? Au lieu d’avoir écrit le “e” en petite boucle comme à son habitude, le second “e” de l’enseignant présente un arrêt dans le mouvement, une cassure : il s’agit d’un “e” apraxique. Maintenant, observez attentivement le second “vendredi” de l’élève. Bingo, le deuxième e est apraxique lui aussi.
On pourrait penser que ce sont des détails, mais en fait toute l’attention de l’enfant porte sur les détails qu’il s’efforce de reproduire le plus fidèlement possible. Si votre modèle (que vous soyez parent ou enseignant) présente un défaut, nul doute qu’il sera reproduit et amplifié par l’enfant.
Pour vous en convaincre, continuons encore à tourner les pages de ce cahier. Nous arrivons maintenant au 2 septembre, on est donc maintenant en classe de CP. Comme il s’agit d’un CP bilingue, il y a deux nouveaux enseignants. Sur cette page, c’est l’enseignant de langue allemande qui prend le relais.
On sent tout de suite que la liaison grande section/CP se fait bien, que les enseignants semblent être sur la même longueur d’onde : le cahier commencé en maternelle est réutilisé, les modèles de “e” de la fin de la page sont toujours en petite boucle, et les “a” n’ont pas de trait d’attaque, le modèles sont faits à la main. L’enfant n’est donc pas dépaysé.
Toutefois, on note aussi que le nouvel enseignant n’a pas tout à fait la même rigueur que l’autre dans ses modèles d’écriture. Approchons nous :
Normalement, le “S” majuscule, le “h” et le “l” du modèle rouge “Schule” devraient faire 3 interlignes de haut. En réalité, “S” et “h” sont hauts de 2 interlignes seulement, “l” fait deux interlignes et demi. Qu’en est-il de la production de l’enfant ? Elle respecte scrupuleusement le modèle enseignant, avec “S” et “h” qui mesurent deux interlignes de haut, et le “l” qui en mesure deux et demi… même le “e” de “Schule” est un peu trop grand, tant chez l’enseignant que l’enfant…
Auriez-vous imaginé une telle application et une telle attention au détail de la part de l’élève ?
Il est aussi intéressant de noter que les deux lettres “r” du modèle rouge “Lehrerin” présentent un oeilleton, ce qui n’est plus le cas dans le modèle suivant… ni dans la reproduction de l’élève qui ne peut donc automatiser son geste puisqu’il se modifie sans cesse en suivant le modèle qui fluctue.
“r” sans oeilletons, mais défaut sur “S” “l” et “h” qui sont trop petits
Mais ne nous arrêtons pas en si bon chemin, continuons nos observations à la loupe. Deux défauts apparaissent clairement ci-dessus dans le mot “die Lehrerin”. Primo, les deux “e” du modèle sont différents (un “e” bouclé, un “e” apraxique). Secundo, le i est fait comme un petit bâton, ce qui entraîne des trous dans le mot avant et après la lettre. Comment l’enfant a-t-il reproduit le modèle ? Avec le même i bâtonné, et les mêmes trous. Quant au premier “e”, l’enfant l’a reproduit apraxique comme sur le modèle, alors que le second est en boucle, toujours comme sur le modèle.
Continuons sur la page suivante pour finir notre analyse.
Dans le mot Elena, on peut observer que l’enseignant n’a pas écrit le “a” de façon classique. Il s’agit ici d’un “a” en 2 morceaux : le corps du “a” ( appelé l’ove) est commencé et terminé en haut à gauche, ce qui impose de lever le crayon pour terminer la lettre. Par contre, l’enfant ne suit ici pas du tout le modèle de l’enseignant, puisqu’il n’y a plus de lever de crayon, l’enfant faisant un aller-retour en vague.
On peut donc s’interroger sur la cohérence de l’enseignement prodigué puisqu’on a jusqu’ici trouvé déjà au moins trois modèles différents de lettre “a” : en deux morceaux, en un seul morceau sans lever le crayon et en un seul morceau mais en levant le crayon avant… Notre bonne petite élève s’en tire bien, mais qu’en serait-il pour un élève en difficulté ?
J’enfonce une dernière fois le clou, avec encore un exemple. Ci-dessous, les modèles enseignants sont nettement erronés. Les lettres “l” au lieu de commencer sur la ligne de base, commencent en haut du premier interligne. Au début, l’enfant continue comme il avait appris, d’autant plus que l’enseignant a mis un point rouge pour indiquer où commencer la lettre… Au bout de trois “le”, l’enfant se rend compte de son erreur et rectifie sur les deux derniers “le” de la ligne.
Ici, le défaut observable dans l’écriture de l’enfant est clairement imputable au modèle…
En conclusion, j’espère vous avoir convaincu qu’il est crucial de soigner les modèles que l’on donne aux enfants lors de l’apprentissage de l’écriture. Ces petites variations observées dans les modèles perturbent les élèves, même les élèves sans difficulté d’apprentissage aucune. Elles peuvent par contre durablement affecter l’automatisation du geste des élèves les plus faibles ou ayant le moins confiance en eux.
Pour en savoir plus
L’écriture au tableau un geste professionnel à soigner (par Laurence Pierson).
Se repérer dans le lignage (par Isabelle Godefroy)
Quelle place pour l’écriture en élémentaire ? (Par Laurence Pierson)
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